« Et au plus eslevé throne du monde, si ne sommes assis, que sus nostre cul »
Michel de Montaigne, Les Essais
Souvent, on entend la même chose à propos de la Verte. « Aucune voie pour en atteindre la cime n'est facile ; [...] À la Verte, on devient montagnard », selon les mots célèbres de Gaston Rébuffat. Pour autant, peut-on considérer aujourd'hui que gravir l'aiguille Verte par les couloirs Whymper ou Couturier correctement enneigés, avec un piolet dans chaque main, est difficile ? Je ne le crois pas. Déjà en 1973, dans ses 100 plus belles courses du massif du Mont-Blanc, Rébuffat écrivait : « On pourrait presque dire que pour aller au Couturier, il suffit de savoir bien cramponner, toutefois il ne faut y aller, bien sûr, que lorsque la neige est en bonnes conditions. » Ceci dit, descendre de cette montagne raide de tous côtés, en crampons, en rappel, à ski, en snowboard ou en parapente, n'est pas une partie de campagne même pour un alpiniste « chevronné », comme le répètent niaisement les médias parisiens. (A-t-on jamais vu Jean-Marc Boivin, Jean-Christophe Lafaille et Christophe Profit arborer le moindre chevron ?)
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En rouge, le couloir Couturier skié le 12 juin 2021 avec un crochet en rive gauche pour éviter un rappel dans l'étranglement en glace. En bleu, le passage direct emprunté à la montée. |
Colossale pyramide glaciaire, la Verte règne sur la vallée de Chamonix. Le mont Blanc, bosse énorme et débonnaire côté français, ne peut prétendre au trône. Idem pour les Drus ; cette formidable flèche de protogyne ne dépasse pas les 4000 mètres et m'a toujours paru comme un bastion rocheux de l'aiguille Verte. Oui, la Verte, la montagne des montagnes de France. J'ai pour la première fois envisagé son ascension en 2008, à la fin de mes études. Je me trouvais à Shanghai avec mon école de journalisme et j'évitais autant que possible les excès de boisson et autres substances moins licites disponibles dans les clubs pour expatriés occidentaux. Pas si simple de se limiter dans une mégapole foisonnante où tout coûtait dix fois moins cher qu'en France. Je courais le soir sous la pluie fine et noire de pollution dans le campus de l'université Tongji, je montais des escaliers sur la pointe des pieds pour entraîner mes mollets avec une obsession : le sommet de la Verte.
De retour en France début juin, je disposais de trois semaines avant d'honorer un contrat de travail estival au Midi Libre, dans la ville déjantée de Sète. Après une course d'acclimatation dans les Écrins, à la Calotte des Agneaux que je considère comme la Verte de l'Oisans, je suis passé à l'action. Au Club alpin français d'Annecy, deux types grisonnants à qui j'ai loué piolets et crampons m'ont expliqué, l'air goguenard, que tout seul je n'irai pas au-delà de la rimaye. Descendant du train à crémaillère du Montenvers, j'ai remonté tranquillement la Mer de Glace et les échelles des Égralets, portant deux cordes de 50 mètres en prévision des rappels. Au refuge du Couvercle, j'ai rencontré deux Alsaciens partant pour le même objectif. Nous nous sommes mis d'accord pour partager les cordes : j'allais grimper seul le couloir Whymper et descendre avec eux en rappel. Tout le dortoir des prétendants à la Verte s'est mis en branle vers minuit. Je ne me souviens que de deux moments de cette ascension sans histoire : passant la rimaye dans le noir, j'ai pris soin de ne pas éclairer de ma frontale la crevasse béante à gauche et à droite du pont de neige, de peur d'avoir peur ; en arrivant au sommet à l'aube, j'ai vu la nuit déguerpir sur les flancs gigantesques du mont Blanc et l'ombre pyramidale de la Verte projetée sur la vallée de Chamonix.
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Le 22 juin 2008, à 6h11, au sommet de la Verte dont l'ombre est projetée sur la vallée de Chamonix. |
Sur la cime, pas de débordement de joie. J'attendais la cordée alsacienne, inquiet de ne pas la voir déboucher au col de la Grande Rocheuse. « S'ils ont fait demi-tour, comment je vais descendre avec une seule corde de 50 mètres ? », ressassais-je intérieurement. Trois quarts d'heure à patienter avant que mes camarades me rejoignent à 4122 mètres. Dans la descente, nous avons tiré 17 rappels – dont deux coincés, il a fallu remonter... Au pied du couloir, en milieu de matinée, des cailloux fusaient sur la neige surchauffée. Nous sommes parvenus sur le glacier de Talèfre sans dommage après deux heures et demie de manipulations de cordes, peu ou prou le temps qu'il m'avait fallu pour grimper le Whymper. Ma première Verte ne tenait pas de l'exploit, mais je ne l'échangerais pas contre une ascension de l'Everest à $100 000, remontant parmi la foule des kilomètres de cordes fixes au Jumar, avec un guide Sherpa à disposition pour remplacer mes bouteilles d'oxygène et ajuster le débit du régulateur.
J'ai eu le privilège de skier quelques-unes des plus belles pentes du massif du Mont-Blanc entre 2010 et 2015, puis je suis parti à Paris. Un choix professionnel. Ma chance de descendre la Verte à ski était passée. Un grand regret. Le ou la Covid-19 a surgi. Mon employeur m'a dit de ne plus me rendre au bureau. Retour à Annecy ; j'ai rechaussé les skis de randonnée dans les Bauges et les Aravis. Je me suis promis de tenter de skier la Verte si je retrouvais mon meilleur niveau. En mars, un camarade sur Instagram m'a appris que le couloir Whymper avait été skié partiellement (avec des rappels) dans de mauvaises conditions. Sans intérêt, de toute façon je n'étais pas prêt.
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Refuge d'Argentière. |
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Bassin d'Argentière. |
Le déluge du printemps et le risque d'avalanche – 16 morts en mai 2021 dans les Alpes françaises – ne m'ont pas permis de m'entraîner comme je l'aurais voulu en haute montagne. Les partenaires que je sollicite début juin ont rangé les skis ; tout seul mes chances de succès sont minces. Pas trouvé d'infos sur les conditions de neige du couloir Couturier mais j'ai une promesse à honorer. Le 11 juin, chargé comme un conquistador, je remonte en baskets la Pierre à Ric, piste déneigée du domaine des Grands Montets. Parvenant sur le glacier d'Argentière, je vois deux traces de ski fraîches du matin dans le Couturier. La pente inférieure apparaît ravinée mais, de l'étranglement jusqu'au sommet, la ligne semble bien enneigée. Au refuge non gardé, le dortoir est plein. Un alpiniste allemand me prête un tapis de sol pour m'allonger dans la cuisine ; il fait partie des trois cordées qui partent cette nuit pour le Couturier.
Les alpinistes quittent le refuge entre minuit et demi et une heure. Je suis leurs traces à la frontale 20 minutes après, jusqu'à la rimaye du Couturier. Il y a un grand pas au-dessus du vide à faire avant de se hisser en piolet-traction dans une goulotte d'avalanche surplombant la crevasse. Ça me paraît trop risqué en solo, je redescends une trentaine de mètres et emprunte un passage plus facile sur ma droite. Je rattrape les cordées qui tirent une longueur dans le ressaut de l'étranglement ; à partir d'ici les alpinistes vont suivre la rive droite du couloir pour trouver de la glace et brocher de temps à autre. En rive gauche, je grimpe rapidement le ressaut de 15-20 mètres en glace transparente, au-dessus duquel je perce deux trous avec ma broche pour y passer une cordelette (Abalakov, le nom de l'inventeur soviétique) en prévision d'un rappel à la descente. La suite de l'ascension est monotone sur la neige béton : le « tchac-tchac » de mes piolets ; un pied sur les pointes avant, l'autre en travers, rude besogne avec des chaussures de ski. La sortie sur la calotte, au lever du jour, soulage mollets et tendons.
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Derniers efforts sur la calotte. Ci-dessous, panorama à 360° au sommet de la Verte, à 4122 mètres. |
Repos au sommet, j'attends une petite heure que le léger voile nuageux s'en aille. C'est parti sur les skis à 9h30. La calotte est restée ferme sous la bise constante. Je navigue entre des plaques de glace, intimidé de skier seul sur une telle montagne. Je prends l'entrée haute du Couturier, la neige dure qui m'avait tant éreintée durant l'ascension s'est transformée en un formidable tapis de printemps. Glisse exceptionnelle sur 600 mètres, pas de « virages sautés », du freeride dans la face nord-est de la Verte !
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Descente à ski du couloir Couturier sur une superbe neige de printemps. |
Grisé par les courbes onctueuses, je n'ai pas envie de rappeler le ressaut et vire à gauche dans l'itinéraire de contournement (« Les Z » ouvert par Seb Montaz et Vivian Bruchez en 2013). La traversée est plus simple que je ne l'imaginais. Ça se gâte dans la pente inférieure, en neige molle striée de petites ravines. Je skie vite, trop vite, pour retrouver l'axe du couloir et l'une de mes spatules percute une rigole moins ramollie que les autres. Bien fléchi, les épaules dirigées vers la pente, j'absorbe le choc sans déséquilibre mais ma talonnière s'est déclenchée. Je rechausse sans savoir qu'il y a de la casse ; tout en bas en tournant au-dessus de la rimaye je sens que le talon de mon ski a touché la pente. La talonnière s'est à nouveau déclenchée, sans raison. La vis de la plaquette de réglage est sortie de son logement : réparation impossible dans l'immédiat.
La rimaye est haute comme un chalet dans l'axe du couloir, ma corde trop courte, la neige surchauffée, pas question de passer ici. En piolets-crampons, je traverse jusqu'au bout de la rive droite dans l'ombre où la neige, restée ferme, me permet de désescalader sans difficulté. Je descends dans la soupe comme je peux (en conversions et chasse-neige) avec mon talon libre jusqu'au plat du glacier d'Argentière et glisse sans effort vers Lognan. Épuisé, « heureux qui comme Ulysse... », je m'affale au bord de la piste poussiéreuse. Quelque chose a changé. J'ai skié la Verte, le Couturier.