« Une fois qu'on y est, on y est bien. »
Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit
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La face nord-est de Tardevant, massif des Aravis. Première descente à ski : Daniel Chauchefoin et Pierre Tardivel le 17 avril 1982. Photo Jérémy Janody |
Le nez dans la pente. Mes crampons dans la semoule cherchent des appuis francs. Sous mes pointes, 300 mètres de toboggan inclinés à 50-55 degrés plongent sur un abîme rocheux. L'ascension devient inconfortable, il est temps de sortir de cette face nord-est de Tardevant. « Courte mais monstre raide ! », disent les skieurs des Aravis — ou d'ailleurs — qui s'y sont essayés. Je ne les contredis pas. Je trouve un point faible dans la corniche, y enfourne les manches de mes deux piolets et me hisse sur le plat de l'arête sommitale.
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Je franchis la corniche sommitale. Photo prise par Victor et Jordan, qui skiaient en face la pente ouest du mont Fleuri. |
Renoncement. La Peur, lieutenant de la Raison dont la mission primordiale est la conservation de soi, m'intime de ne pas skier ce que je viens de gravir laborieusement. Suis faiblard, déshydraté et loin d'avoir retrouvé mon meilleur niveau à ski. Une faute dans le mur de Tardevant précipiterait mon être dans le néant ? L'Enfer ? Le Purgatoire ? Le Paradis ? La métempsychose ? La réincarnation ? Une réalité inconnue et indéfinie ? Elle dit vrai, la Peur. Deux fois déjà, en 2015, elle m'a incité à faire demi-tour dans la face nord-est de Tardevant : suspicion de plaque à vent dans la rampe d'accès à la première tentative ; un enneigement insuffisant en haut du mur au deuxième essai.
Tergiversation. Une minute et demie après avoir franchi la corniche, l'idée de renoncer ne fait plus l'unanimité. Cette face, je l'ai remontée, je suis capable de la skier proprement. Je le sais. Les conditions de neige ne sont pas parfaites, une croûte gelée étincèle çà et là mais la majeure partie de la pente est couverte d'une poudre tassée peu profonde, très stable. Peu de risques d'être emporté ou déséquilibré par une coulée. Si je ne skie pas le mur de Tardevant aujourd'hui, jamais je ne le ferai. Si je descends avec les pelotons de randonneurs qui dévalent la paisible combe de Tardevant, je dis adieu au véritable ski de pente raide, ma discipline de prédilection en montagne. Indécis, je tète la pipette de ma gourde, je mâche une pâte d'amande.
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Décision au sommet. C'est par là que je descends. |
Action. Volonté et Hubris emportent la mise. Je commence à tailler un champignon de neige pour passer la corniche à ski avec la corde mais abandonne vite mon ouvrage. Sous le sommet, précisément, la gueule de baleine est bouchée et le vent y a déposé de la neige froide. Pas besoin de corde, je verrouille à fond les leviers de mes fixations, j'enfonce le piolet jusqu'à la garde et pose mes skis dans la pente très très raide. La Peur, princesse aux nobles intentions, s'est retirée pour ne pas entraver ma descente. Je glisse sous la corniche et envoie le premier virage fatidique dans la bonne poudre tassée. Euphorie ! Qui retombe immédiatement : je dois traverser quelques mètres de croûte gelée et transparente recouvrant de la neige façon semoule ou sucre. Mes spatules tintent sur la surface vitrée sans casser cette croûte fine et croustillante comme des oreillettes du Languedoc. Maudit sois-je de n'avoir pas entrepris les travaux de terrassement nécessaires avec mes piolets à la montée ! Je dégaine ma pioche calée sous la bretelle du sac à dos ; mon ski amont cogne la pente, balançant des feuillets de glace dans l'abîme. Cinq minutes pénibles et je retrouve une neige favorable à l'aplomb du sommet. Fléchi, buste et bâton aval tendus dans le vide comme un hoplite brandissant lance et bouclier face aux envahisseurs perses, j'enquille les virages dans le mur. La gravité m'aspire, mes carres agrippent le fond ferme sous le petit matelas de fraîche et semblent s'amuser autant que moi. Se présente un deuxième passage couvert de croûte translucide, où émergent un rocher et des mottes herbeuses. Cette fois, ma trace de montée a bien déblayé le mauvais pas. Fin des difficultés, la descente s'achève en petites courbes dans la poudre ensoleillée.
Je ne sais pas si je skierai à nouveau la face nord-est de Tardevant. La Peur me dit de ne pas y retourner.
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En action, réduit à une poignée de pixels, dans la face nord-est de Tardevant. Photo Jérémy Janody |
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Mes traces. |
Bravo pour n'avoir pas renoncé !
RépondreSupprimerPersonnellement, je sais que je n'aurais pas pu.
Ce que j'aime dans la montagne, qu'il s'agisse de l'alpinisme, du vélo de route, du VTT, du ski de randonnée ou même de la randonnée tout court, ce n'est pas la descente, mais l'ascension, ou plutôt les derniers mètres de l'ascension, qui me donnent des sueurs froides comparables à celles d'un cycliste qui passe sous la flamme rouge de l'Alpe d'Huez.
Lire à ce sujet le chapitre « L'Ascension et la Descente » de Julius Evola dans son recueil « Méditations du haut des cimes ». ⛏️🧗🏻♂️🏔️
Renoncer ce jour-là aurait été une erreur, j'étais suffisamment lucide pour le comprendre ! Plus jeune, j'avais du mal à renoncer, ça me rendait malade. Ce qui mine le moral, c'est d'enchaîner les échecs, on perd confiance en son jugement et ses capacités. Après un échec, je choisis un objectif plus simple avec de fortes chances de succès pour me relancer.
SupprimerConcernant une petite montagne sans grand attrait comme Tardevant, le sommet n'a aucune importance ; seul compte le défi mental et technique de skier une face très raide et exposée. Mais pour des montagnes altières et légendaires, des cols routiers mythiques, je ressens la même chose que toi. Boucler le dernier lacet du Galibier à vélo m'a donné des ailes, comme la première fois que je suis arrivé au sommet du mont Blanc vingt ans auparavant.