dimanche 2 juin 2024

Grande Casse, couloir des Italiens

La plupart du temps, glace et rochers sont présents en haut du couloir des Italiens, comme ici en mai 2023.
Enneigement exceptionnel au printemps 2024, c'est le moment de tenter la descente à ski.
Deux fois par le passé, j’ai skié la face nord de la Grande Casse. La petite et la centrale. Lors de ces deux visites, j’ai observé longuement le couloir des Italiens, doutant de trouver un jour les conditions d’enneigement pour le descendre sans « bricoler ». C’est-à-dire sans déchausser, sans désescalader ou sans utiliser la corde.

« Les Italiens », on dit comme ça en Tarentaise. Une voie d’alpinisme de niveau D, la plus fameuse de toute la Vanoise, comportant des longueurs en glace dans le haut de la face. Au fait, qui sont-ils ces « Italiens » ? Luigi Binaghi et Aldo Bonacossa, les auteurs de la première ascension en août 1933 ; il faut les imaginer, crampons rudimentaires aux pieds, gravissant les 800 mètres de la face, au plus raide, avec une pioche chacun pour tailler des marches et se hisser vers le sommet. 

Le rebelle Patrick Vallençant fut le premier à skier le couloir des Italiens en mai 1971. Toutefois, on peut lire sur le web que Jean-Marc Boivin en a réalisé la première descente à ski intégrale en septembre 1977. La descente de Vallençant était-elle partielle ? Chères lectrices, chers lecteurs, si vous avez des informations à ce sujet, je vous remercie d’ajouter des commentaires à ce billet.

Si le couloir des Italiens reste au XXIe siècle une voie classique pour les alpinistes, il n’a pas le même statut pour les skieurs en raison d’un enneigement très capricieux. Même les printemps bien pluvieux, quand les faces nord en haute montagne se remplissent de neige, le couloir des Italiens conserve dans son tiers supérieur des sections en glace grise. Qui plus est, le retrait glaciaire dû au réchauffement constant des températures fait apparaître de plus en plus de rochers à la sortie de la voie, entre 3700 et 3800 m. Bref, ne comptez pas skier les Italiens chaque année ! Une quantité de neige exceptionnelle est requise, des chutes quasi quotidiennes en avril-mai, et pas trop de vent pour balayer tout le cumul… Des conditions réunies en 2016, 2018 et… 2024. 

Le premier week-end de juin, l’enneigement atteint son maximum, il faut y aller maintenant avant que l’été ne prenne ses quartiers. Au confortable refuge du col de la Vanoise, un samedi soir : des randonneurs en raquettes, des familles venues passer la nuit en montagne et deux autres skieurs seulement. Hugo et Arthur projettent de grimper le couloir des Italiens et de descendre par la face nord centrale. Nous discutons à table en nous resservant du riz ; j’hésite à me joindre à eux pour l’ascension. Gravir le couloir, repérer les pièges, jauger les difficultés serait plus prudent avant de tenter la descente à ski. Mais ce serait beaucoup plus exigeant physiquement que de monter par la voie normale. Si je suis cuit au sommet, il me faudra descendre par une voie plus facile et adieu les Italiens…

Je pousse la porte du refuge, le halo de ma frontale révèle les cristaux scintillants d’une neige toute fraîche, quelques centimètres de blanc en plus. La lune est je ne sais où ; je ne distingue aucune forme, aucun repère dans la nuit et m’en remets au GPS de mon smartphone pour monter à peaux de phoque le glacier des Grands Couloirs – la voie normale de la Grande Casse. 
La voie normale de la Grande Casse, par le glacier des Grands Couloirs.
C’est l’aube, des masses nuageuses défilent à haute altitude (6000 m d’après Meteoblue), filtrant le jour nouveau. La pente se redresse, je fixe les skis sur le sac. La neige est méchamment croûtée, l’enfoncement variable d’un pas à l’autre : à hauteur du tibia, du genou ou juste de la cheville. Je ne trouve pas mon rythme, me couche parfois dans la neige pour reprendre mon souffle. Je perds du temps et de l’énergie. Pire, je perds l’envie d’atteindre mon objectif. Je pourrais détourner mes pas vers la pointe Mathews sur ma droite, somnoler une heure au sommet, skier les Grands Couloirs encore gelés, rentrer de bonne heure au parking des Fontanettes à Pralognan et ranger mes skis jusqu’à l’hiver prochain…

Le col des Grands Couloirs est presque plat, je rechausse les skis et poursuis lentement sur le flanc de l’arête montant à la Grande Casse. Le versant nord de la montagne est d’abord barré par des formations rocheuses puis des corniches plongeant sur une sorte d’entonnoir raide et rempli de neige. C’est ici, à 3800 m, que se situe la sortie du couloir des Italiens. Je continue en direction du sommet quand j’entends des voix remontant l’entonnoir. Je stoppe mon effort, j’attends quelques minutes, indécis. Deux alpinistes, les skis sur le sac, apparaissent dans la pente ; ils traversent vers la sortie haute du couloir, dans ma direction, où les corniches sont peu marquées. Je reconnais Hugo et Arthur, ils avaient quitté le refuge environ une demi-heure avant moi.
Hugo et Arthur sortent du couloir des Italiens.
« Oh ! Oh ! Oh ! Vous avez pas traîné les gars ! Superbe ! »  Je donne de la voix pour saluer leur belle ascension et mitraille leur arrivée sur l’arête avec mon smartphone. 

« – Alors le couloir ? Les Italiens ?! C’est comment ?!
– Ah Guilhem ! Je crois que c’est maintenant... C’est pour toi ! Tout en bonne neige !, me répond Arthur.
– On a senti la glace sous le goulet, tu peux éviter cette zone en passant à gauche. Après, fais gaffe aux séracs, tu peux rester pas loin de notre trace jusqu’en bas, ajoute Hugo. »

Ma descente du couloir des Italiens s’est jouée là, par ces mots bienveillants. Deux jeunes montagnards rencontrés la veille au soir, ces deux camarades vous encouragent, vous insufflent leur enthousiasme et les doutes disparaissent, le corps et l’esprit sont prêts à se lancer dans la pente à 50 degrés ! Je dois skier toute de suite. J’oublie le sommet, cinquante mètres plus haut, déjà foulé par le passé. Les fixations sont verrouillées, le piolet à la bretelle du sac à dos, je tasse la petite corniche côté nord à coups de bâtons. 

« Salut les gars, on se retrouve en bas ou au refuge ! »
J'entre dans le couloir. Photo Arthur
Premiers virages. Photo Arthur
Je skie au-dessus du goulet. Photo Arthur
Premier virage, les carres raclent la neige ferme sous la fine couche de fraîche. Intimidant. Une dizaines de virages plus tard, j’entre dans le goulot de l’entonnoir, le passage clé. Cinq mètres en escalier, piolet en main, touchant quelques cailloux, suivis de trois mètres en dérapage sur du béton avant de verser dans l’immense pente nord de la Grande Casse. Suivant les indications de mes camarades, je m’écarte de leur trace, traversant vingt-cinq mètres vers la gauche. Pas de glace en vue, c’est tout blanc, neige dense, froide et stable. L’inclinaison ne faiblit pas, cinquante degrés à la louche. Deux skieurs alpinistes grimpent trente mètres sous mes spatules, j’attends quelques minutes qu’ils sortent de mon axe avant de reprendre la danse des virages.
Le passage clé du goulet.
Rencontre avec Romain et Telio à mi-pente.
Le couloir plonge rive droite du grand sérac de la face nord. Je ne m’éloigne pas des traces de montée, mon fil d’Ariane. À mi-pente, je croise Romain et Telio, partis ce matin des Fontanettes. Je les informe des bonnes conditions de neige rencontrées jusqu’ici ; on se dit à bientôt sur Instagram pour s’échanger photos et vidéos. Ils skieront les Italiens en fin de matinée.
Je m'amuse dans la poudre éphémère du couloir des Italiens. Photo Romain
Photo Romain
Au pied de la face, je retrouve Hugo et Arthur traçant des courbes dans voie centrale. Nous traversons jusqu’au col de la Grande Casse, d’où j’observe une dernière fois le couloir des Italiens, exceptionnellement enneigé. Qui peut dire quand il sera skié à nouveau dans son intégralité ? 2025 ? 2035 ? 2135 ? Ce n’est plus mon affaire.
Hugo et Arthur me rejoignent au pied de la face nord de la Grande Casse. 

dimanche 19 mai 2024

Col du Glacier Noir, matinée dans les montagnes hallucinées

Une heure et demie d'approche dans la nuit et voici l'aube blanche qui éclaire la Barre des Écrins, l'Ailefroide, le pic Sans Nom, le Pelvoux. Folie ! Je songe aux Montagnes hallucinées (At The Mountains Of Madness), le court roman de Lovecraft. Aucune photo, aucune vidéo, aucun billet de blog ne peut rendre compte de ce que j'ai vu là.
Je remonte le cours blanc du glacier Noir et aperçois à 7:00 un attroupement dans la pente d'accès au Coup de Sabre. Un concert de Taylor Swift ou une collective du CAF ?! Je compte sept, huit..., neuf skieurs alpinistes ! Je suppose que la plupart d'entre eux vont traverser côté sud en direction du refuge du Sélé. Possible, mais j'estime qu'il y a trop de monde pour envisager sereinement de skier le fameux couloir nord du Coup de Sabre.
Je poursuis jusqu'au pied du col du Glacier Noir, désert, vite rattrapé par Gildas, en meilleure forme que moi. Il va tracer la majeure partie du couloir nord sans même utiliser son piolet, posant ses bâtons à l'horizontale dans la pente pour équilibrer ses pas. Qu'il soit remercié pour son confortable escalier, il était si rapide que je n'ai pu le relayer que dans deux courtes sections. Un Guillestrin nous rejoindra au col et nous descendrons tranquillement le couloir – tellement enneigé que j'ai eu l'impression de skier une large face nord – sur des neiges variées mais jamais difficiles.
L'aube blanche.

La Barre des Écrins, versant sud.

L'Ailefroide, face nord.

Du monde sous le Coup de Sabre.

Gildas à la trace.

Lenticulaire sur la Barre des Écrins.

Approchant le col du Glacier Noir.

Le haut du couloir. Photo Gildas

 Neige plutôt ferme à mi-pente.

Raidillon au pied du couloir. Photo Gildas

Le couloir nord du col du Glacier Noir, 45-50° sur 350 mètres. Photo Gildas

samedi 13 avril 2024

Le glacier Long

Le glacier Long à l'Ailefroide s'élance sur 700 mètres de dénivelé.

L'Ailefroide, mystérieux géant des Écrins, pas tout à fait 4000 mètres. Un massif dans le massif. Orienté nord, un bras de glace entaille sa muraille occidentale ; il perce les remparts jusqu'à 3440 mètres. Le glacier Long. Quand sa glace bleu-noir se couvre de blanc au printemps – certains printemps , des skieurs alpinistes répondent à son invitation.

Je remercie Olivier, Romain et Émilien qui m'ont rejoint au milieu du couloir, alors que je fatiguais tout seul à la trace. Nous nous sommes relayés pour terminer l'ascension. Dans les cent derniers mètres, nos crampons ont griffé la glace dure cachée sous 25 centimètres de neige fraîche. Sur les skis, nous n'avons pas senti la glace mais ressenti la grâce de flotter sur une poudre d'avril idéale.

Chacun d'entre nous avait perçu l'appel du glacier Long, une promesse de vallon sauvage, de soleil et de beaux virages. Chacun d'entre nous est redescendu à La Bérarde avec une part du glacier Long ancrée pour de bon dans l'âme.

Photo Viervier
 



Photo Viervier

Photo Viervier

Photo Viervier

Photo Viervier

Photo Viervier

Photo Viervier

Photo Viervier


samedi 12 juin 2021

Aiguille Verte, couloir Couturier

 « Et au plus eslevé throne du monde, si ne sommes assis, que sus nostre cul »
Michel de Montaigne, Les Essais

Souvent, on entend la même chose à propos de la Verte. « Aucune voie pour en atteindre la cime n'est facile ; [...] À la Verte, on devient montagnard », selon les mots célèbres de Gaston Rébuffat. Pour autant, peut-on considérer aujourd'hui que gravir l'aiguille Verte par les couloirs Whymper ou Couturier correctement enneigés, avec un piolet dans chaque main, est difficile ? Je ne le crois pas. Déjà en 1973, dans ses 100 plus belles courses du massif du Mont-Blanc, Rébuffat écrivait : « On pourrait presque dire que pour aller au Couturier, il suffit de savoir bien cramponner, toutefois il ne faut y aller, bien sûr, que lorsque la neige est en bonnes conditions. » Ceci dit, descendre de cette montagne raide de tous côtés, en crampons, en rappel, à ski, en snowboard ou en parapente, n'est pas une partie de campagne même pour un alpiniste « chevronné », comme le répètent niaisement les médias parisiens. (A-t-on jamais vu Jean-Marc Boivin, Jean-Christophe Lafaille et Christophe Profit arborer le moindre chevron ?)

En rouge, le couloir Couturier skié le 12 juin 2021 avec un crochet en rive gauche pour éviter un rappel dans l'étranglement en glace. En bleu, le passage direct emprunté à la montée.

Colossale pyramide glaciaire, la Verte règne sur la vallée de Chamonix. Le mont Blanc, bosse énorme et débonnaire côté français, ne peut prétendre au trône. Idem pour les Drus ; cette formidable flèche de protogyne ne dépasse pas les 4000 mètres et m'a toujours paru comme un bastion rocheux de l'aiguille Verte. Oui, la Verte, la montagne des montagnes de France. J'ai pour la première fois envisagé son ascension en 2008, à la fin de mes études. Je me trouvais à Shanghai avec mon école de journalisme et j'évitais autant que possible les excès de boisson et autres substances moins licites disponibles dans les clubs pour expatriés occidentaux. Pas si simple de se limiter dans une mégapole foisonnante où tout coûtait dix fois moins cher qu'en France. Je courais le soir sous la pluie fine et noire de pollution dans le campus de l'université Tongji, je montais des escaliers sur la pointe des pieds pour entraîner mes mollets avec une obsession : le sommet de la Verte.

De retour en France début juin, je disposais de trois semaines avant d'honorer un contrat de travail estival au Midi Libre, dans la ville déjantée de Sète. Après une course d'acclimatation dans les Écrins, à la Calotte des Agneaux que je considère comme la Verte de l'Oisans, je suis passé à l'action. Au Club alpin français d'Annecy, deux types grisonnants à qui j'ai loué piolets et crampons m'ont expliqué, l'air goguenard, que tout seul je n'irai pas au-delà de la rimaye. Descendant du train à crémaillère du Montenvers, j'ai remonté tranquillement la Mer de Glace et les échelles des Égralets, portant deux cordes de 50 mètres en prévision des rappels. Au refuge du Couvercle, j'ai rencontré deux Alsaciens partant pour le même objectif. Nous nous sommes mis d'accord pour partager les cordes : j'allais grimper seul le couloir Whymper et descendre avec eux en rappel. Tout le dortoir des prétendants à la Verte s'est mis en branle vers minuit. Je ne me souviens que de deux moments de cette ascension sans histoire : passant la rimaye dans le noir, j'ai pris soin de ne pas éclairer de ma frontale la crevasse béante à gauche et à droite du pont de neige, de peur d'avoir peur ; en arrivant au sommet à l'aube, j'ai vu la nuit déguerpir sur les flancs gigantesques du mont Blanc et l'ombre pyramidale de la Verte projetée sur la vallée de Chamonix. 

Le 22 juin 2008, à 6h11, au sommet de la Verte dont l'ombre est projetée sur la vallée de Chamonix.

Sur la cime, pas de débordement de joie. J'attendais la cordée alsacienne, inquiet de ne pas la voir déboucher au col de la Grande Rocheuse. « S'ils ont fait demi-tour, comment je vais descendre avec une seule corde de 50 mètres ? », ressassais-je intérieurement. Trois quarts d'heure à patienter avant que mes camarades me rejoignent à 4122 mètres. Dans la descente, nous avons tiré 17 rappels  dont deux coincés, il a fallu remonter... Au pied du couloir, en milieu de matinée, des cailloux fusaient sur la neige surchauffée. Nous sommes parvenus sur le glacier de Talèfre sans dommage après deux heures et demie de manipulations de cordes, peu ou prou le temps qu'il m'avait fallu pour grimper le Whymper. Ma première Verte ne tenait pas de l'exploit, mais je ne l'échangerais pas contre une ascension de l'Everest à $100 000, remontant parmi la foule des kilomètres de cordes fixes au Jumar, avec un guide Sherpa à disposition pour remplacer mes bouteilles d'oxygène et ajuster le débit du régulateur.

J'ai eu le privilège de skier quelques-unes des plus belles pentes du massif du Mont-Blanc entre 2010 et 2015, puis je suis parti à Paris. Un choix professionnel. Ma chance de descendre la Verte à ski était passée. Un grand regret. Le ou la Covid-19 a surgi. Mon employeur m'a dit de ne plus me rendre au bureau. Retour à Annecy ; j'ai rechaussé les skis de randonnée dans les Bauges et les Aravis. Je me suis promis de tenter de skier la Verte si je retrouvais mon meilleur niveau. En mars, un camarade sur Instagram m'a appris que le couloir Whymper avait été skié partiellement (avec des rappels) dans de mauvaises conditions. Sans intérêt, de toute façon je n'étais pas prêt.

Refuge d'Argentière.
Bassin d'Argentière.

Le déluge du printemps et le risque d'avalanche – 16 morts en mai 2021 dans les Alpes françaises – ne m'ont pas permis de m'entraîner comme je l'aurais voulu en haute montagne. Les partenaires que je sollicite début juin ont rangé les skis ; tout seul mes chances de succès sont minces. Pas trouvé d'infos sur les conditions de neige du couloir Couturier mais j'ai une promesse à honorer. Le 11 juin, chargé comme un conquistador, je remonte en baskets la Pierre à Ric, piste déneigée du domaine des Grands Montets. Parvenant sur le glacier d'Argentière, je vois deux traces de ski fraîches du matin dans le Couturier. La pente inférieure apparaît ravinée mais, de l'étranglement jusqu'au sommet, la ligne semble bien enneigée. Au refuge non gardé, le dortoir est plein. Un alpiniste allemand me prête un tapis de sol pour m'allonger dans la cuisine ;  il fait partie des trois cordées qui partent cette nuit pour le Couturier.
Les alpinistes quittent le refuge entre minuit et demi et une heure. Je suis leurs traces à la frontale 20 minutes après, jusqu'à la rimaye du Couturier. Il y a un grand pas au-dessus du vide à faire avant de se hisser en piolet-traction dans une goulotte d'avalanche surplombant la crevasse. Ça me paraît trop risqué en solo, je redescends une trentaine de mètres et emprunte un passage plus facile sur ma droite. Je rattrape les cordées qui tirent une longueur dans le ressaut de l'étranglement ; à partir d'ici les alpinistes vont suivre la rive droite du couloir pour trouver de la glace et brocher de temps à autre. En rive gauche, je grimpe rapidement le ressaut de 15-20 mètres en glace transparente, au-dessus duquel je perce deux trous avec ma broche pour y passer une cordelette (Abalakov, le nom de l'inventeur soviétique) en prévision d'un rappel à la descente. La suite de l'ascension est monotone sur la neige béton : le « tchac-tchac » de mes piolets ; un pied sur les pointes avant, l'autre en travers, rude besogne avec des chaussures de ski. La sortie sur la calotte, au lever du jour, soulage mollets et tendons.

Derniers efforts sur la calotte.
Ci-dessous, panorama à 360° au sommet de la Verte, à 4122 mètres.

Repos au sommet, j'attends une petite heure que le léger voile nuageux s'en aille. C'est parti sur les skis à 9h30. La calotte est restée ferme sous la bise constante. Je navigue entre des plaques de glace, intimidé de skier seul sur une telle montagne. Je prends l'entrée haute du Couturier, la neige dure qui m'avait tant éreintée durant l'ascension s'est transformée en un formidable tapis de printemps. Glisse exceptionnelle sur 600 mètres, pas de « virages sautés », du freeride dans la face nord-est de la Verte !

Descente à ski du couloir Couturier sur une superbe neige de printemps.

Grisé par les courbes onctueuses, je n'ai pas envie de rappeler le ressaut et vire à gauche dans l'itinéraire de contournement (« Les Z » ouvert par Seb Montaz et Vivian Bruchez en 2013). La traversée est plus simple que je ne l'imaginais. Ça se gâte dans la pente inférieure, en neige molle striée de petites ravines. Je skie vite, trop vite, pour retrouver l'axe du couloir et l'une de mes spatules percute une rigole moins ramollie que les autres. Bien fléchi, les épaules dirigées vers la pente, j'absorbe le choc sans déséquilibre mais ma talonnière s'est déclenchée. Je rechausse sans savoir qu'il y a de la casse ; tout en bas en tournant au-dessus de la rimaye je sens que le talon de mon ski a touché la pente. La talonnière s'est à nouveau déclenchée, sans raison. La vis de la plaquette de réglage est sortie de son logement : réparation impossible dans l'immédiat.

La rimaye est haute comme un chalet dans l'axe du couloir, ma corde trop courte, la neige surchauffée, pas question de passer ici. En piolets-crampons, je traverse jusqu'au bout de la rive droite dans l'ombre où la neige, restée ferme, me permet de désescalader sans difficulté. Je descends dans la soupe comme je peux (en conversions et chasse-neige) avec mon talon libre jusqu'au plat du glacier d'Argentière et glisse sans effort vers Lognan. Épuisé, « heureux qui comme Ulysse... », je m'affale au bord de la piste poussiéreuse. Quelque chose a changé. J'ai skié la Verte, le Couturier.

vendredi 28 mai 2021

La Calotte des Agneaux

« Jeunesse ! Jeunesse que tout cela ! »
Joseph Conrad, Jeunesse

Été 1994. Un été de Coupe du Monde. Les Bleus n'y étaient pas. Peu importe, Roberto Baggio, Hristo Stoichkov et Romario exprimaient le meilleur de leur art sur les pelouses américaines. Je m'en souviens, j'avais 12 ans. Les grandes vacances dans le Briançonnais au ciel bleu polarisé. Je suivais mon père en montagne. Un jour que nous montions en refuge, tout près de la petite cabane pastorale du col d'Arsine, je trébuchai. Le poids de mon sac à dos, le poids de mes crampons, de mon piolet que j'étais si fier de porter, ne me laissai aucune chance. Je m'étalai, la tête dans le sentier, le front percutant une pierre arrondie. Mon cousin me releva et dit « aïe ! là, c'est du sérieux ! », ou quelque chose comme ça. Mon visage en sang. Un trou au-dessus de l'arcade sourcilière droite. Sonné mais pas KO. Mon père déroula l'Elastoplast, me pansa du mieux qu'il put et me délesta de mon matériel d'alpinisme.
Pas de téléphone portable à l'époque. Décision fut prise de continuer jusqu'au refuge de l'Alpe de Villar-d'Arène, à moins d'une heure de marche. En chemin, nous rencontrâmes une cordée d'alpinistes qui descendait de la Calotte des Agneaux, la superbe pyramide blanche qui règne sur le vallon. On leur montra ma blessure. « Il faut quelques points de suture, dit le plus âgé. C'est à toi de voir, si tu ne te fais pas recoudre maintenant, tu auras une belle cicatrice. » Et l'alpiniste tourna la tête pour me montrer une balafre sur sa joue. Nous arrivâmes en plein déjeuner sur la terrasse ensoleillée du refuge de l'Alpe. Je me souviens des visages horrifiés, des moues écœurées des randonneurs apercevant mon front ouvert et sanglant. Un jeune pompier, qui se trouvait là, m'appliqua un pansement spécial pour recoller les deux lèvres de la plaie. Nous poursuivîmes jusqu'au refuge du Pavé. Le soir, fébrile, je me couchai sans rien avaler. Requinqué au réveil, je suivis sans peine mon père et mon cousin sur le beau rocher du pic nord des Cavales. Je fus recousu un jour plus tard à Briançon. Une radio du crâne confirma que j'avais la tête dure.
En direction du col d'Arsine. La Calotte des Agneaux, 3634 mètres, règne sur le vallon.
Couchant.
Aube.
Vingt-sept années ont passé. Je ferme la porte du refuge d'hiver de l'Alpe du Villar-d'Arène, où dort un jeune randonneur, peut-être le premier à faire le tour des Écrins cette année. Mésanges et bergeronnettes chantent leur impatience du jour. Je n'ai pas dormi. Peu entraîné, je doute de mes capacités physiques en haute montagne. La Calotte des Agneaux brille au loin comme un morceau de lune. J'attache skis et chaussures sur le sac ; la neige m'attend plus haut, vers 2300 mètres, en direction du col d'Arsine.

Il me faut trois heures pour gagner le pied du couloir Piaget, dont une perdue dans le dédale des moraines. Monter, descendre, remonter, redescendre, remonter. Jeune alpiniste, une quinzaine d'année auparavant, j'ai bivouaqué au bord du lac du Glacier d'Arsine avant de gravir la Calotte des Agneaux. Je ne reconnais pas le secteur ; le lac et les pierriers sont sous la neige ce 28 mai.

Le pic de Neige Cordier s'illumine vers 7 heures. Je cherche mon chemin sur les moraines du lac du Glacier d'Arsine. 

Ma petite forme se confirme dans le couloir Piaget où je reprends mon souffle tous les quinze pas sur la neige ferme. Je débouche exténué sur la Calotte, y découvre une belle neige froide et satinée. Pas un mètre de glace visible. Un Snickers englouti en deux bouchées et la sensation de vide dans l'estomac disparaît. Une raide traversée me mène en plein centre de la face : un mur de glace souvent, aujourd'hui un champ de poudre printanière. Je donne de la voix, m'encourage comme si j'étais spectateur de mon effort. « Allez ! La Calotte ! La Calotte à ski ! Allez Gui ! » Le gamin qui trébucha au pied de la montagne en 1994 et le jeune homme qui la gravit dans les années 2000 me passent la force et la volonté qui me manquaient jusqu'ici. Euphorie au sommet, à midi pile. Je suis seul sur la montagne. La Calotte est à moi !

Selfie au sommet de l'Agneau Blanc.
Départ à ski dans la face nord-est.

Départ à ski du sommet dans la face nord-est directe, préférée au couloir Piaget abîmé par les purges de printemps, versant nord-ouest. Une touchette au deuxième virage, entre les rochers, puis une grosse touche au troisième – qui aurait pu me valoir le record de la descente de la Calotte la plus rapide –, me rappellent à l'ordre. S'ensuit une descente de toute beauté, 400 mètres de poudre tassée à 45-50 degrés. Le glacier Supérieur d'Arsine commence à peine à décailler ; je trouve le couloir de sortie, couvert d'une fine croûte facile à skier. Les moraines déroulent une moquette haut de gamme. Des pas et des pas de patineur sur les névés roses qui fêtent mon retour dans l'Alpe par une symphonie de « woooooush ! ». J'aperçois la petite cabane pastorale du col d'Arsine, tout près du sentier où je m'étais littéralement « fendu la gueule ». Longtemps marque de fierté, ma cicatrice s'est effacée. Je ne sens plus d'irrégularité quand je passe le doigt au-dessus du sourcil droit. Vingt-sept années ont passé.

La face nord-est de l'Agneau Blanc.
La voie skiée ce 28 mai 2021.