Deux fois par le passé, j’ai skié la face nord de la Grande Casse. La petite et la centrale. Lors de ces deux visites, j’ai observé longuement le couloir des Italiens, doutant de trouver un jour les conditions d’enneigement pour le descendre sans « bricoler ». C’est-à-dire sans déchausser, sans désescalader ou sans utiliser la corde.
« Les Italiens », on dit comme ça en Tarentaise. Une voie d’alpinisme de niveau D, la plus fameuse de toute la Vanoise, comportant des longueurs en glace dans le haut de la face. Au fait, qui sont-ils ces « Italiens » ? Luigi Binaghi et Aldo Bonacossa, les auteurs de la première ascension en août 1933 ; il faut les imaginer, crampons rudimentaires aux pieds, gravissant les 800 mètres de la face, au plus raide, avec une pioche chacun pour tailler des marches et se hisser vers le sommet.
Le rebelle Patrick Vallençant fut le premier à skier le couloir des Italiens en mai 1971. Toutefois, on peut lire sur le web que Jean-Marc Boivin en a réalisé la première descente à ski intégrale en septembre 1977. La descente de Vallençant était-elle partielle ? Chères lectrices, chers lecteurs, si vous avez des informations à ce sujet, je vous remercie d’ajouter des commentaires à ce billet.
Si le couloir des Italiens reste au XXIe siècle une voie classique pour les alpinistes, il n’a pas le même statut pour les skieurs en raison d’un enneigement très capricieux. Même les printemps bien pluvieux, quand les faces nord en haute montagne se remplissent de neige, le couloir des Italiens conserve dans son tiers supérieur des sections en glace grise. Qui plus est, le retrait glaciaire dû au réchauffement constant des températures fait apparaître de plus en plus de rochers à la sortie de la voie, entre 3700 et 3800 m. Bref, ne comptez pas skier les Italiens chaque année ! Une quantité de neige exceptionnelle est requise, des chutes quasi quotidiennes en avril-mai, et pas trop de vent pour balayer tout le cumul… Des conditions réunies en 2016, 2018 et… 2024.
Le premier week-end de juin, l’enneigement atteint son maximum, il faut y aller maintenant avant que l’été ne prenne ses quartiers. Au confortable refuge du col de la Vanoise, un samedi soir : des randonneurs en raquettes, des familles venues passer la nuit en montagne et deux autres skieurs seulement. Hugo et Arthur projettent de grimper le couloir des Italiens et de descendre par la face nord centrale. Nous discutons à table en nous resservant du riz ; j’hésite à me joindre à eux pour l’ascension. Gravir le couloir, repérer les pièges, jauger les difficultés serait plus prudent avant de tenter la descente à ski. Mais ce serait beaucoup plus exigeant physiquement que de monter par la voie normale. Si je suis cuit au sommet, il me faudra descendre par une voie plus facile et adieu les Italiens…
Je pousse la porte du refuge, le halo de ma frontale révèle les cristaux scintillants d’une neige toute fraîche, quelques centimètres de blanc en plus. La lune est je ne sais où ; je ne distingue aucune forme, aucun repère dans la nuit et m’en remets au GPS de mon smartphone pour monter à peaux de phoque le glacier des Grands Couloirs – la voie normale de la Grande Casse.
|
La voie normale de la Grande Casse, par le glacier des Grands Couloirs. |
C’est l’aube, des masses nuageuses défilent à haute altitude (6000 m d’après Meteoblue), filtrant le jour nouveau. La pente se redresse, je fixe les skis sur le sac. La neige est méchamment croûtée, l’enfoncement variable d’un pas à l’autre : à hauteur du tibia, du genou ou juste de la cheville. Je ne trouve pas mon rythme, me couche parfois dans la neige pour reprendre mon souffle. Je perds du temps et de l’énergie. Pire, je perds l’envie d’atteindre mon objectif. Je pourrais détourner mes pas vers la pointe Mathews sur ma droite, somnoler une heure au sommet, skier les Grands Couloirs encore gelés, rentrer de bonne heure au parking des Fontanettes à Pralognan et ranger mes skis jusqu’à l’hiver prochain…
Le col des Grands Couloirs est presque plat, je rechausse les skis et poursuis lentement sur le flanc de l’arête montant à la Grande Casse. Le versant nord de la montagne est d’abord barré par des formations rocheuses puis des corniches plongeant sur une sorte d’entonnoir raide et rempli de neige. C’est ici, à 3800 m, que se situe la sortie du couloir des Italiens. Je continue en direction du sommet quand j’entends des voix remontant l’entonnoir. Je stoppe mon effort, j’attends quelques minutes, indécis. Deux alpinistes, les skis sur le sac, apparaissent dans la pente ; ils traversent vers la sortie haute du couloir, dans ma direction, où les corniches sont peu marquées. Je reconnais Hugo et Arthur, ils avaient quitté le refuge environ une demi-heure avant moi.
|
Hugo et Arthur sortent du couloir des Italiens. |
« Oh ! Oh ! Oh ! Vous avez pas traîné les gars ! Superbe ! » Je donne de la voix pour saluer leur belle ascension et mitraille leur arrivée sur l’arête avec mon smartphone.
« – Alors le couloir ? Les Italiens ?! C’est comment ?!
– Ah Guilhem ! Je crois que c’est maintenant... C’est pour toi ! Tout en bonne neige !, me répond Arthur.
– On a senti la glace sous le goulet, tu peux éviter cette zone en passant à gauche. Après, fais gaffe aux séracs, tu peux rester pas loin de notre trace jusqu’en bas, ajoute Hugo. »
Ma descente du couloir des Italiens s’est jouée là, par ces mots bienveillants. Deux jeunes montagnards rencontrés la veille au soir, ces deux camarades vous encouragent, vous insufflent leur enthousiasme et les doutes disparaissent, le corps et l’esprit sont prêts à se lancer dans la pente à 50 degrés ! Je dois skier toute de suite. J’oublie le sommet, cinquante mètres plus haut, déjà foulé par le passé. Les fixations sont verrouillées, le piolet à la bretelle du sac à dos, je tasse la petite corniche côté nord à coups de bâtons.
« Salut les gars, on se retrouve en bas ou au refuge ! »
|
J'entre dans le couloir. Photo Arthur |
|
Premiers virages. Photo Arthur |
|
Je skie au-dessus du goulet. Photo Arthur |
Premier virage, les carres raclent la neige ferme sous la fine couche de fraîche. Intimidant. Une dizaines de virages plus tard, j’entre dans le goulot de l’entonnoir, le passage clé. Cinq mètres en escalier, piolet en main, touchant quelques cailloux, suivis de trois mètres en dérapage sur du béton avant de verser dans l’immense pente nord de la Grande Casse. Suivant les indications de mes camarades, je m’écarte de leur trace, traversant vingt-cinq mètres vers la gauche. Pas de glace en vue, c’est tout blanc, neige dense, froide et stable. L’inclinaison ne faiblit pas, cinquante degrés à la louche. Deux skieurs alpinistes grimpent trente mètres sous mes spatules, j’attends quelques minutes qu’ils sortent de mon axe avant de reprendre la danse des virages.
|
Le passage clé du goulet. |
|
Rencontre avec Romain et Telio à mi-pente. |
Le couloir plonge rive droite du grand sérac de la face nord. Je ne m’éloigne pas des traces de montée, mon fil d’Ariane. À mi-pente, je croise Romain et Telio, partis ce matin des Fontanettes. Je les informe des bonnes conditions de neige rencontrées jusqu’ici ; on se dit à bientôt sur Instagram pour s’échanger photos et vidéos. Ils skieront les Italiens en fin de matinée.
|
Je m'amuse dans la poudre éphémère du couloir des Italiens. Photo Romain |
|
Photo Romain |
Au pied de la face, je retrouve Hugo et Arthur traçant des courbes dans voie centrale. Nous traversons jusqu’au col de la Grande Casse, d’où j’observe une dernière fois le couloir des Italiens, exceptionnellement enneigé. Qui peut dire quand il sera skié à nouveau dans son intégralité ? 2025 ? 2035 ? 2135 ? Ce n’est plus mon affaire.
|
Hugo et Arthur me rejoignent au pied de la face nord de la Grande Casse. |