mardi 27 avril 2010

La nuit du Jager

Le Jager, un couloir très soutenu (cotation 5.4 indiscutable) situé en face est du Tacul. Il a l'avantage de ne pas être exposé aux séracs, contrairement au Gervasutti, son célèbre voisin. Photo Martin SAUL
Nous avons patienté suffisamment. Il est presque 15 heures. L'éclaircie attendue ne viendra plus. Nous sommes au sommet du couloir Jager, en face est du mont Blanc du Tacul. Le soleil était censé s'imposer dans le ciel de Chamonix dès la fin de matinée et transformer la neige croûtée et verglacée que nous avons rencontrée à la montée en quelque chose de plus skiable. Je ne peux pas me lancer dans le Jager dans ces conditions. Les deux tiers supérieurs de ce couloir long de 700 mètres oscillent entre 50 et 55°. C'est un gros morceau. Non, avec cette neige crade, je ne peux pas prendre ce risque.
L'unique éclaircie de la matinée a duré cinq minutes.
Ascension dans les nuages.
Parmi mes trois compagnons américains du jour, rencontrés dans la benne de l'aiguille du Midi, Tom et John sont du même avis. Seul Martin se sent d'aplomb pour rentrer à ski par là où il est monté. Couillu ce Martin... Avant de partir, il nous prévient que notre plan de descendre par la face nord est foireux : « Big seracs, many crevasses, avalanche risk... Oh shit ! Come on ! » Il dérape un peu pour tester la neige vitrifiée et enclenche dans un mouchoir de poche un, deux, trois virages qui sonnent « crrrr ! » puis disparaît dans le brouillard. Sacré skieur ce Martin...
Quelques pas de mixte et nous sortons sur l'arête nord du Tacul. De là, on devine mal dans le jour blanc la vaste pente concave que nous avons à descendre. John a un GPS qui affiche la direction de l'aiguille du Midi. « Ce foutu GPS n'indique pas les immenses séracs et crevasses qui barrent la face », pensé-je en chaussant mes skis. Je ne le sens pas. On tente le coup malgré tout. En traversant vers l'ouest, nous espérons trouver l'épaule du Tacul, une zone plate où nous comptons faire le point. La visibilité n'excède pas 5 mètres. Nous perdons de l'altitude en dérapages entrecoupés de quelques virages prudents. La neige paraît stable, c'est déjà ça... Jusqu'à ce que je parvienne dans une zone plus raide. Une petite cassure superficielle de 3m de long se dessine sous mes spatules, je l'accentue volontairement en traçant un trait avec mon bâton pour alerter mes partenaires.
Baptême de bivouac à 4000 mètres
Stop. Ça suffit les conneries à l'aveuglette ! Nous descendons droit vers les pages faits divers du Dauphiné Libéré. « La seule chose intelligente à faire est de remonter sur l'arête et de creuser un trou si le temps ne s'arrange pas, dis-je dans mon anglais approximatif. It's gonna be a cold night, but tomorrow morning, we will be alive ! » Dernier coup d'œil au GPS, aussi utile pour nous qu'une carte routière de France, et mes amis sont convaincus. Nous nous encordons et entamons la remontée avant que nos traces ne s'effacent. Ça tire derrière moi. John est fatigué, il s'arrête souvent pour reprendre son souffle. Peu importe, au bout d'une petite heure nous retrouvons l'arête nord du Tacul, lieu sûr. Un coup de fil vers la vallée nous informe qu'il ne faut pas attendre une amélioration du temps avant le milieu de la nuit. En revanche, demain matin : ciel bleu et chaud soleil prévus. On bascule d'une vingtaine de mètre côté est, totalement à l'abri du vent, pour creuser notre refuge dans la pente.
Neige idéale pour creuser côté est, à l'abri du vent.
Après une heure et demie de labeur, nous sommes fiers du résultat. Notre trou est assez profond pour s'allonger, la hauteur de "plafond" suffisante pour s'asseoir. Skis et cordes placés à l'intérieur sont censés isoler nos "couchages" de la neige. On s'installe, il fait déjà meilleur ici qu'à l'extérieur. Le moral de l'équipe est très bon. John respire mieux que tout à l'heure. Chacun vit son baptême de bivouac à 4000 mètres. On rassemble nos maigres provisions : un saucisson, une tablette de chocolat aux noisettes et un Twix. Pas de grosse faim ce soir, on grignotera toutes les deux heures environ. A l'issue de cette journée sans soleil, chacun a conservé assez d'eau pour s'hydrater. On discute d'un programme télé de Discovery Channel consacré à la survie en milieu " extrême ". Vous savez, ce gars qui n'hésite pas à bouffer scorpions, araignées, serpents crus... « D'excellentes sources de protéines », martèle-t-il aux téléspectateurs. Ce dur à cuire bivouaque dans la jungle amazonienne, le désert du Sahara ou sur les glaciers de Patagonie... Mais Tom m'apprend que ce « TV show » est controversé. Le héros est fortement suspecté de passer ses nuits à l'hôtel plutôt que dans la nature sauvage. Rires... Moins drôle, je leur raconte l'histoire de Vincendon et Henry, ces deux jeunes alpinistes échoués sur le mont Blanc il y a plus de cinquante ans, à quelques kilomètres d'ici. Eux ont bivouaqué une dizaine de nuits avant de mourir. Notre situation est mille fois plus confortable.
À l'intérieur de notre palace.
On s'allonge pour tenter de dormir. Claquements de dents et frissons se manifestent au bout d'un quart d'heure. Position insupportable, trop de surface corporelle en contact avec la neige. On s'accroupit à nouveau, serrés les uns contre les autres pour combattre l'hypothermie. Au centre, John reçoit double ration de chaleur. Nos fringues, adaptées à une sortie à la journée, sont trop légères : un t-shirt, une polaire et une Softshell pour moi. Nous disposons d'une couverture de survie pour trois.
Je n'ai pas pu m'empêcher d'y jeter un coup d'œil. Ma montre indique 22h20. Saloperies de minutes ! Elles défilaient à vive allure quand nous étions paumés dans la face N du Tacul. Maintenant elles prennent tout leur temps. Je me rallonge parfois pour soulager mon dos. Mais le concert de claquements de dents reprend illico. La conversation s'est tarie. « How do you say moonlight in French ? », me demande Tom au milieu de la nuit. Nous avons remarqué l'apparition de cette lueur argentée à l'entrée du trou. Plus tôt, il avait été envisagé de s'échapper au clair de Lune. Maintenant, personne n'évoque ce plan. Seul le soleil pourra enrayer notre torpeur. A partir de 4h, je suis secoué de tremblements violents. John me frictionne énergiquement. J'apprends à mon tour un nouveau mot en anglais : « shivering », tremblement, grelottement, frissonnement. Comment vais-je faire pour descendre demain si je n'ai plus de force ? La nuit se moque de mon inquiétude. Elle ne veut pas s'en aller.
John demande du secours
6h. L'aube blanchit le seuil de notre abri. J'observe la glace qui s'est formée sur les pelles et crampons rangés en vrac. Il doit faire 0°. Je rampe vers l'extérieur. Ça caille ici, c'est du brutal, le soleil dort encore en Suisse. Je rentre. Quarante-cinq minutes plus tard, on s'agite sous les premiers rayons après plus de dix heures d'hibernation. John paraît rouillé, le visage marqué. Il me demande d'appeler le PGHM. John était le plus faible d'entre nous hier. Il a la cinquantaine, manque d'acclimatation et d'entraînement. Pour moi qui suis en bonne condition physique, la nuit a été un peu plus dure que je ne l'imaginais. Même s'il ne s'est jamais plaint, je présume que John a dû morfler. Je n'essaie pas d'infléchir sa décision. L'hélico se pose sur l'arête presque plate vers 8 heures. Notre camarade monte à bord aidé par deux gendarmes.
Tom patiente au soleil avant le départ.
Le sauvetage de John a changé la donne. Rapide concertation avec Tom, on choisit de descendre par le Jager. Pour plusieurs raisons : le risque d'avalanche paraît plus marqué en face nord, le soleil nous régénère et son action sur la neige du couloir va nous permettre de skier proprement. Et surtout, la nuit passée nous reste en travers du gosier. On veut en découdre avec ce « Jager Monster », dont la ligne spectaculaire fuit juste là, sous nos crampons.
Étirements et petits sprints sur l'arête avant de lever le camp à 10 heures. Un court rappel sur becquet rocheux nous conduit au départ. On reste sur la corde pour chausser les skis. Vindieu, c'est raide ! Probablement 55°. Étroit qui plus est. Il y a un centimètre de fraîche posé sur la neige ferme. À cet instant, la nuit glaciale et la sensation d'estomac vide n'existent plus. Premier virage : mes spatules décollent exagérément. Je corrige ma position en penchant plus franchement mes épaules dans la pente. Après 50 mètres de lutte technique et psychique contre la loi de la gravitation universelle, le couloir s'élargit et perd deux ou trois degrés d'inclinaison. La tension baisse mais la fatigue réapparaît. Nous nous arrêtons tous les cinq virages, hors d'haleine, cassés en deux sur nos skis. Avec le sourire, sans rien dire. Je profite de ces pauses pour photographier Tom en action.
Épilogue en images



2 commentaires:

  1. Suber reportage photo !!! Sacré aventure, qui fait réver, quoique... suis pas sur d'avoir envie de vivre la nuit dans le trou.
    Blog magnifique. Bon rétablissement.
    G.

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    1. Hello camarade, merci pour ce message sympa que je découvre seulement maintenant sous le soleil de Californie. Pour la peine, je viens de relire mon récit. Ça paraît loin cette histoire. À l'époque, j'avais raconté ça sur le site Camptocamp tout en sachant que j'allais me faire flinguer par la patrouille des experts du clavier. C'était assez marrant ! Aujourd'hui je suis blessé, détaché du ski et serais incapable d'aligner un virage dans ce Jager qui ne rigole pas. Raide et soutenu l'animal !
      Je te souhaite de belles aventures en montagne.

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