vendredi 7 mai 2010

Dans le piège du Diable

Avec Tom, nous avons choisi une journée au temps mitigé pour tenter le Diable. Le couloir du Diable au mont Blanc du Tacul. 600 mètres à 50°, parmi les plus élégantes lignes du massif. Ciel couvert, 50% d'ensoleillement et température fraîche annonce le bulletin météo. Prévision juste. Rassurés par les nuages qui barrent la chaleur du soleil et réduisent ainsi le risque de purges dévastatrices, nous remontons la totalité du couloir. Une longue séance de brassage dans 30 à 50cm de neige fraîche, excepté tout en haut où le vent a balayé les apports récents.
Le ressaut de glace à l'entrée du couloir.
Brassage dans la neige fraîche.
Le tout premier virage, sur l'arête. Tom entre dans la danse avec le Diable.
Dans la branche supérieure. Neige un peu lourde ici, les gros skis facilitent le travail. Photo Tom GRANT
14 heures déjà, il ne faut plus traîner. Nous chaussons les skis sur l'arête du Diable. Neige alourdie dans la branche supérieure qui a reçu un peu le soleil. Facile ici d'enchaîner les virages. On se méfie néanmoins des petits paquets qui partent sous nos spatules à chaque réception. Puis vient le moment de se lâcher : la partie centrale, large et moins raide, est avalée en grandes courbes. On se croirait dans le couloir des Cosmiques un jour de grosse poudre. Fantastique ! En bas, ça se resserre, retour en mode virages sautés avant de choper le rappel de 15 mètres afin de passer le ressaut de glace final. Il neige pour de bon, la rigole centrale canalise les coulées. Ciao et merci beau Diable! Nous sommes soulagés de quitter le couloir avant qu'il ne devienne dangereux.
Il neige dru, nous fonçons vers la sortie.
Fin du Diable, début du purgatoire... Photo Tom GRANT
Mauvaise visibilité. Que faire ? Remonter en peaux de phoque à l'aiguille du Midi pour attraper la dernière benne ou rentrer par la Vallée Blanche, comme en temps normal ? On choisit la seconde option. Il suffit juste de suivre les traces du jour. Et puis, on la connaît bien cette Vallée Blanche. Après le Diable, ce n'est pas cet itinéraire archi classique prisé des vacanciers qui va nous faire peur ! En route pour le naufrage... Bientôt, les traces s'effacent. Le ciel et le glacier sont abolis. Tout autour de nous, un monochrome gris clair. C'est flippant, on s'encorde à vingt mètres. Après un quart d'heure de chasse-neige dans le néant, on retrouve l'autoroute empruntée par des dizaines de skieurs dans la matinée. Sauvés !
La visibilité s'améliore. Je crois distinguer la silhouette du refuge du Requin au-dessus de nous. Nous skions plus vite, la corde commence à nous emmerder. Nous songeons maintenant à la retirer. Je m'aperçois que je suis cinq mètres en aval des traces. Je remonte en escaliers pour éviter d'avoir à skier près d'une zone crevassée, en contrebas. Soudain, je perds l'équilibre. Je me retrouve la tête contre la neige. Mon corps forme un pont au-dessus d'un trou profond de 20 à 30 mètres. Un de mes skis repose tout au bord de la lèvre inférieure de la crevasse. L'autre jambe s'agite dans le vide. Intenable. Plus je gesticule, plus ma position devient précaire. Pas de panique, la corde est là. « Ready Tom, I'm gonna fall ! » Voilà comment, par mauvais temps, on ne meurt au fond d'une crevasse de la Vallée Blanche : en s'encordant.
Pas mal de minutes défilent avant que je reprenne mes esprits. Je descends en douceur, mètre après mètre, pendu à la corde qui entaille progressivement le bord du gouffre. J'ai perdu un ski, il est planté dans un étroit pont de neige qui masque le véritable fond de l'abîme. Il y a certainement eu un choc mais je suis indemne. Je tente de visser ma broche à glace pour stopper ma plongée. Mais les secousses de la corde m'empêchent d'amorcer correctement le trépan trop émoussé. La broche m'échappe des mains... Pas grave, j'ai découvert une lunule naturelle percée dans un épais feuillet de glace béton. Je raboute deux sangles, les passe dans le petit tunnel providentiel, ça y est je suis mousquetonné à un solide amarrage. Au piolet, je me taille une petite margelle pour chausser mes crampons. « Tom, I'm ok ! I'm safe ! Tom ! » Je gueule, sachant qu'il y a peu de chance que Tom m'entende. Il doit être très occupé à installer un corps mort. J'observe vers le haut. Quinze mètres me séparent de la lumière. Les deux parois gris-bleu de la crevasses sont déversantes. Même si je dispose de deux piolets, gravir un tel surplomb de glace est au-dessus de mes capacités. Maudit Diable, c'était donc ça ton plan ! Nous piéger avec un pont fait de cette même neige fraîche qui nous avait régalés dans ton couloir. Un putain de pont en coton subtilement caché !
Hurlements sans réponse
Je veux aller chercher mon ski échoué cinq mètres plus bas. Encore faut-il que j'ôte la corde. Celle-ci est extrêmement tendue, impossible de défaire le nœud. « Tom, I don't need the rope anymore ! I'm safe! » Hurlements sans réponse. Ça fait peut-être une heure que je suis tombé. Mon portable affiche deux barres de réseau, j'appelle Tom. Mon ami est très surpris, je le rassure sur mon état de santé et lui demande du mou. Il a encore besoin d'un peu de temps pour parachever son corps mort. Vingt minutes plus tard, le visage de Tom apparaît là haut, au bord de la crevasse. Ne sachant pas si j'étais blessé, il a appelé les secours peu après ma chute. Mais le PGHM ne peut pas intervenir dans l'immédiat à cause du mauvais temps. OK, de toute façon, je dois pouvoir remonter par mes propres moyens en installant deux machards (nœuds autobloquants) sur la corde. D'abord, je me libère de cette dernière et tire un mini rappel avec un bout de cordelette pour récupérer mon ski. A cet instant, je pense sauver égoïstement quelques centaines d'euros. Je n'ai pas conscience que mes skis seront indispensables pour s'échapper de la Vallée Blanche quand je serai sorti de mon trou.
Les premiers essais de remontée ne sont pas encourageants. La corde est fine (8 mm) les machards glissent sans se bloquer automatiquement en tension. Je m'applique à faire le maximum de tours possibles sur le brin avec mes cordelettes. Cette fois, ça semble fonctionner. Je gagne presque trois mètres avant de zipper brutalement. Retour à la case départ... Juré, je ne sortirai plus jamais en haute montagne sans un Ropeman et un Tibloc ! J'ai besoin des deux brins pour que les machards soient efficaces, mais nous n'avons pas assez de réserve de corde. Il faudrait déplacer le corps mort ou rabouter toutes nos sangles à cet ancrage pour résoudre le problème. J'ai beaucoup de mal à expliquer ça à Tom avec mon anglais qui m'a valu 05/20 au bac. Mon ami veut d'abord tenter un mouflage. Je doute qu'il puisse me hisser tout seul à l'aide d'autobloquants inefficaces...
Rien ne se passe. Trois quarts d'heure que je n'ai plus de contact avec mon partenaire. « What are you doing Tom ! » Vaguement, j'entends sa voix, il doit être au téléphone. Le voilà enfin ! Il m'annonce que les gars du PGHM nous cherchent, il fait de son mieux pour les guider. L'hélico doit sûrement être cloué dans la vallée par ce temps, comment les gendarmes peuvent-ils déjà être dans le coin ? J'ai du mal à y croire. Et puis, nous ne savons même pas où nous sommes. Par quel miracle vont-ils nous trouver avant la nuit ? Je voudrais qu'on continue les " manips " pour me sortir de là. Mais je ne peux rien faire sans Tom. Il est totalement occupé à répondre aux fréquents appels des gendarmes. « Hellooo ! Hellooooo ! Hellooooooo ! », hurle-t-il pour leur donner une chance de nous repérer. Je ne mesure pas à quel point mon ami se démène pour m'extraire de ce merdier. Je me sens abandonné, inutile, honteux de ne pas pouvoir remonter ces quinze petits mètres. J'entends les craquements sourds du glacier, on dirait que ce monstre se réveille pour m'engloutir. J'ai peur, j'ai froid.
« C'est notre métier... »
« Bonsoir, c'est quoi ton prénom ? Tu es blessé ? Pas de choc, pas de traumatisme, t'es sûr ? Ok, ça ne va pas être très compliqué. On va te moufler, tu vas nous aider en t'agrippant à la paroi quand tu peux. » Les gendarmes sont arrivés plus tôt que je ne l'espérais. Le froid et la peur, c'est fini. Vingt minutes plus tard, me voilà dehors. Penaud, je remercie mes deux sauveteurs. Je leur présente mes excuses pour avoir gâché leur soirée. « C'est notre métier, nous sommes bien entraînés... » Malgré la couverture nuageuse, ils ont pu être héliportés au Requin. Ensuite, ils ont longuement galéré pour nous trouver à cause de nos indications erronées. Nous pensions être entre le refuge et la Salle à Manger, nous étions échoués nettement plus haut. Le Requin que j'avais cru apercevoir n'était qu'un mirage de pierre.
Il fait nuit, les halos de nos frontales révèlent la danse des flocons. L'hélicoptère ne décollera plus ce soir. Tom et moi nous encordons chacun avec un gendarme. Après 300m de traversée, nous rejoignons une seconde équipe du PGHM composée de deux ou trois secouristes. Ils viennent d'accomplir un travail essentiel à la suite de l'opération : le balisage de toute la moitié inférieure de la Vallée Blanche avec des jalons fluorescents. Redevenu totalement lucide, je suis impressionné, intimidé même par le professionnalisme de nos sauveteurs. Ils prennent des risques pour ramener dans la vallée deux énergumènes qui sont sortis sans scrupules par temps douteux, tout ça pour ajouter un couloir à leur collection.
Jamais je n'ai connu descente plus difficile techniquement que ce bout de Vallée Blanche encordé dans le noir. Les quatre minuscules leds de ma lampe n'éclairent pas grand chose, je ne sais pas où orienter mes épaules. Qui plus est, mes genoux refusent de se plier normalement après ces heures d'inaction. Mes spatules passent systématiquement sur la corde qui, lorsqu'elle se retend, me balaye. Je mords la neige toutes les deux minutes, faisant chuter mon leader vingt mètres devant. Pour éviter qu'on y passe la nuit, on me décorde et je finis la descente encadré de près par deux gendarmes. Je profite du puissant éclairage de leurs frontales haut de gamme « à 150 euros l'unité », me précise l'un deux. Sur le plat de la Mer de Glace, Tom et moi poussons sur les bâtons. On se fait chambrer : « Alors les skieurs de l'extrême, faut farter de temps en temps... » L'ambiance est assez détendue, on sent que les gars du PGHM en ont vu d'autres.
Les skis sont rangés sur le sac. Nous marchons dans les caillasses de la moraine gelée. Casse-gueule. Notre escorte nous conduit dans un endroit mystérieux : la centrale hydroélectrique des Bois. Elle capte 24h/24 l'eau issue de la fonte de la Mer de Glace et dispose d'un téléphérique privé. Nous saluons les employés en service sous le vacarme des chutes d'eau avant de plonger dans les entrailles de la montagne par un escalier très raide. Un tunnel interminable, à tel point que les gens qui travaillent ici l'empruntent à vélo, nous mène à la benne. Minuit passé, nous sommes dans la vallée. Avec Tom, nous avions choisi une journée au temps mitigé pour tenter le Diable. C'était une grosse connerie.

2 commentaires:

  1. Sympa ce recit,parce que ça se termine bien. un petit rappel à l'ordre, la vigilance doit etre à son maximum, meme lorsque l'on a accomplit le plus dur. Moi aussi me suis dejà paumé sur la Vallée Blanche que je connais très bien , le brouillard est terrible .
    laurent
    www.piolet15.com

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  2. La seule chose intelligente que nous avons faite ce jour-là était de nous encorder dans la Vallée Blanche. C'était rageant de ne pas pouvoir sortir par moi-même de la crevasse à cause d'un souci technique et de ma négligence (les Ropeman et Tibloc sont désormais greffés à mon baudrier).

    J'ai eu plus de chance qu'autre chose. Mon ami pensait que je m'étais fracassé sérieusement dans le trou, il a ressenti un énorme choc sur la corde et je ne répondais pas à ses cris que je n'entendais pas. Il a bien fait d'appeler le PGHM, je ferais la même chose si je me retrouvais un jour dans la même incertitude. Je ne remercierai jamais assez mes sauveteurs.

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